La fille du RER ou le malaise derrière le train-train quotidien

En juillet 2004, un fait divers avait défrayé la chronique : l’agression d’une jeune femme par des voyous qui la croyaient juive, dans une rame du RER D, entre Louvres et Sarcelles. La presse avait massivement relayé l’information ; politiciens et associations contre l’intolérance avaient très vite fait part de leur indignation face à cet acte odieux, qui faisait suite à d’autres manifestations d’antisémitisme. L’affaire avait même gagné les plus hautes sphères de l’état puisque Jacques Chirac, alors Président de la République, avait lui-même communiqué sur l’évènement… Le problème, c’est que tout était faux ! La jeune femme avait tout inventé, juste pour attirer l’attention de ses proches sur elle. Elle s’était infligée elle-même ses blessures, avait dessiné des croix gammées sur son ventre à l’aide d’un marqueur, et avait joué la comédie devant les policiers avant de tout avouer deux jours après…

Cette histoire a inspiré une pièce de Jean-Marie Besset, « RER », qui a elle-même donné envie à André Téchiné d’en réaliser l’adaptation cinématographique.
Comme toujours, ce n’est pas le fait divers en lui-même qui a intéressé le cinéaste, mais plutôt son contexte, et la somme de petits détails qui y sont associés. Il n’est que le point de départ d’un double portrait, celui de Jeanne, « la fille du RER », et celui d’une société en perte de repères, et se trouve pile au centre d’un récit clairement divisé en deux parties « les circonstances » et « les conséquences ».

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La première suit de près le personnage de Jeanne. C’est une jeune femme ordinaire, qui, comme beaucoup de personnes de son âge, galère pour trouver un travail qui ne sera de toute façon pas très bien rémunéré, et peine à trouver l’âme sœur à une époque où le virtuel – internet et textos – prend le pas sur le réel. De ce fait, jusqu’à ce que sa situation se débloque, elle se retrouve plus ou moins contrainte d’habiter chez sa mère, dans un pavillon de banlieue situé à proximité de la bruyante ligne de RER.
Quand elle rencontre Franck, gueule d’ange mais manières de voyou, qui s’entraîne pour devenir lutteur professionnel, elle pense que sa vie va enfin changer, et décide, malgré les réticences de sa mère, de céder à ses avances et de s’installer avec lui. Le jeune homme leur a en effet trouvé un emploi bien rémunéré et apparemment pas trop fatiguant, le gardiennage d’un entrepôt.
Mais ce sont bien des désillusions qui attendent Jeanne, ainsi qu’un profond désarroi et une grande solitude. Qui peuvent expliquer pourquoi la jeune femme a inventé toute cette histoire d’agression antisémite. Il s’agit surtout d’une façon d’attirer l’attention sur elle, de devenir une personne « spéciale ». Puisqu’on accorde tant d’égards aux victimes et que l’on ne s’attarde pas sur les gens ordinaires, alors elle n’a qu’à devenir elle aussi une victime…

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La seconde moitié du film pose justement la question de la victimisation, dans le sens excessif du terme. Le centre de gravité du film se décale sur l’avocat Samuel Bleistein, spécialisé dans les affaires d’antisémitisme et vieil ami de la mère de Jeanne.
Il sait que Jeanne a menti, et va essayer d’amener la jeune femme à l’avouer, au cours d’un week-end à la campagne où il les a invitées, sa mère et elle, à célébrer la bar-mitsvah de son petit fils. Le but n’est pas d’accabler davantage cette fille à la dérive, mais de stopper toute cette affaire avant qu’elle ne devienne disproportionnée. Les média se sont déchaînés, agitant le spectre des années 1930-1940 et stigmatisant la montée de l’antisémitisme. Les organisations contre le racisme se sont enflammées. Les pouvoirs publics, malgré plusieurs doutes sur la véracité du témoignage de Jeanne, ont laissé les ministres, puis le Président de la République, donner un retentissement politique à l’affaire.
Bleistein doute que cette agitation soit très bénéfique. D’une part parce qu’elle banalise les cas réels d’antisémitisme et de racisme, et d’autre part parce qu’elle oublie de prendre en compte l’aspect humain de l’affaire, et le malaise qui a conduit la jeune femme à cette affabulation.
Toute cette histoire, finalement, est symptomatique d’une époque où la société ne repose plus que sur des clivages : entre bourreaux et victimes, donc, mais aussi entre riches et pauvres (la famille Bleistein est assez aisée, celle de Jeanne est plus modeste, et Franck représente l’échelon socialement le plus bas), entre croyants et athées (L’avocat est juif mais non-pratiquant, son fils est agnostique et sa belle-fille, elle, est très traditionnaliste), entre générations,…

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Avec sa mise en scène d’une sobriété et d’une élégance exemplaires, Téchiné livre une fois de plus une chronique intimiste et sociale très fine et très juste, qui lui permet de développer les thématiques récurrentes de son œuvre (la culpabilité, le cercle familial, la complexité des relations humaines, la difficulté de survivre à des événements douloureux, les mutations de la société française,…)
La seule chose qu’on peut lui reprocher, comme pour les Témoins, c’est de trop brider l’émotion. Evidemment, cela empêche le film de sombrer dans le pathos, mais le cinéaste a déjà réussi, dans ses meilleures œuvres, à bouleverser les spectateurs sans tomber dans le piège du mélodrame facile. Alors on aimerait bien qu’il retrouve cet équilibre là, pour que ses beaux films nous paraissent un peu moins froids.

Cela dit, le film comporte quand même quelques beaux moments, grâce à des comédiens une fois de plus parfaitement dirigés : Emilie Dequenne n’avait pas été aussi convaincante depuis sa découverte dans le Rosetta des frères Dardenne, Nicolas Duvauchelle est ambigu à souhait. Téchiné sait tirer le meilleur de ses acteurs. Michel Blanc, après sa prestation remarquée dans Les témoins, montre ici une nouvelle facette de son talent d’acteur. Quand à Catherine Deneuve, inutile de préciser qu’on la préfère dans ce rôle plutôt que dans le calamiteux Cyprien…  Même le couple Mathieu Demy / Ronit Elkabetz, pourtant cantonné à un rôle secondaire, parvient à briller, le temps d’une jolie scène de retrouvailles dans un hôtel…

Même s’il n’appartient pas aux œuvres les plus fortes d’André Téchiné, La fille du RER est malgré tout un film de haute tenue qui refuse le sensationnalisme et les effets faciles pour mieux se concentrer sur les personnages et le malaise qui les habitent. Le cinéaste ne juge pas son personnage principal, et ne cherche pas à percer totalement son mystère. Il donne juste de petits indices permettant de comprendre comment on peut en arriver là, et invite le spectateur à combler les blancs en réfléchissant à son propre entourage, à sa propre expérience. C’est à la fois subtil et intelligent…

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